IX
ÉVACUATION

Bolitho prit Catherine par le bras et lui dit :

— Tu t’es conduite bien courageusement, Kate ! Sans toi, quelqu’un aurait repéré Jenour et il était perdu !

Elle ne pouvait détacher de lui son regard, les yeux exorbités, comme si elle essayait elle aussi de se faire à ce renversement de situation. Puis cet appel angoissé de la vigie : Brisants droit devant !

— Pour toi, lui répondit-elle, je serais capable de tuer.

Elle se tourna vers l’endroit où Lincoln était tombé. Dieu soit loué, on ne voyait pas son visage, mais son sang se répandait sur le pont avant de s’écouler par les dalots.

Bolitho leva la tête pour voir la vigie.

— Faites descendre cet homme !

Il avait tant et tant de choses à lui demander, à apprendre, et pourtant, il ne pouvait abandonner Catherine. Il sentait bien, à la tension dans son bras et à ses muscles bandés, l’effort qu’elle faisait pour se contrôler. Elle lui dit brusquement :

— Fais ce que tu as à faire. Ça va aller… ne t’occupe pas de moi.

— Rassemblez l’équipage, ordonna-t-il à Keen. Il faut alléger le bâtiment autant que possible.

Il lui montra les deux canots posés sur leurs chantiers, remplis d’eau jusqu’au plat-bord pour éviter aux coutures de s’ouvrir sous l’action du soleil.

— Videz-les et faites-les mettre à l’eau sur-le-champ. On peut les faire prendre en remorque par la chaloupe.

Il aperçut Jenour qui se confectionnait un pansement de fortune avec un vieux chiffon. Il s’était déchiré la main sur le métal rouillé du porte-haubans, au moment où, par un effort surhumain, il avait réussi à se hisser par le sabord.

— Stephen ! Passez-moi l’artillerie par-dessus bord ! De toute manière, nous n’en avons plus l’usage – et voyant que Jenour regardait le pierrier, son pierrier, il ajouta : Celui-là aussi.

Un marin se laissa glisser le long d’un galhauban et vint se poster humblement devant lui.

— C’est moi la vigie, amiral – et, se frappant le front : Ce brick a viré de bord, il va attendre qu’on se soit jeté sur le récif.

— Owen, n’est-ce pas ? lui demanda Bolitho.

Le marin le regarda, tout surpris.

— Euh… oui, amiral, c’est ainsi que j’me nomme !

— Allez rejoindre ceux qui sont restés loyaux. Il y a tant de choses à faire, et nous sommes si peu nombreux.

Mais Allday l’appelait :

— Le patron veut vous dire quelque chose, sir Richard !

Bolitho s’agenouilla auprès du blessé.

— Qu’est-ce qui ne va pas ?

— J’avais l’intention de la jouer fine mais avec prudence, sir Richard.

Il essaya de se tourner vers les compas, mais ses yeux se révulsèrent de souffrance.

— Le vent a malheureusement refusé un brin… c’est assez inhabituel dans ces parages.

Découragé, Bolitho se dit qu’il était sur le point de mourir. Son visage, d’ordinaire plutôt rougeaud, était gris cendre ; sa respiration, lente, irrégulière. Et pourtant, malgré tout ce qui venait de se passer en si peu de temps, il avait remarqué le changement de direction du vent. La brise avait en outre forci et des gerbes d’embruns aspergeaient les hommes occupés à écoper les deux canots.

— Il existe un passage à travers le récif, reprit Bezant. Je l’ai déjà emprunté avec ce vieux Pluvier, c’était il y a un an environ.

Ce souvenir lui donna un regain de force et il se mit à invectiver les prisonniers et les mutins qui se trouvaient là sous bonne garde, aussi choqués apparemment que les autres par le cours des événements.

— C’était avant que vous embarquiez à mon bord, espèce de ramassis de scélérats ! Crédieu, je veux être là quand vous gigoterez dans le vide, bande de lâches, salopards !

Il aperçut alors Catherine et balbutia :

— ’Vous d’mand’pardon, madame.

Catherine, qui ne pouvait détacher les yeux du sang qui souillait sa robe, fut prise d’un frisson.

— Ménagez-vous, capitaine.

Mais Bolitho voyait bien à son expression qu’elle était à deux doigts de s’évanouir. Il aperçut alors Allday, occupé à déhaler sur un palan d’embarcation et qui, le souffle court, se massait la poitrine. Non, pas lui en plus… Il l’appela :

— Prenez la barre, Allday – et, le voyant esquisser un commencement de protestation : Cette fois-ci, mon vieux, pas de discussion !

Bezant sortit une lunette de son râtelier et, soutenu par deux de ses hommes, la leva vers le nuage d’embruns qui montait dans le lointain.

— Venez cap sud-quart-suroît. Serrez le vent autant que vous pouvez.

— Il faut réduire la toile, décida Bolitho.

Il essayait de ne pas trop brusquer le blessé, mais ils n’avaient pas de temps à perdre.

— Que dites-vous ?

Bezant suffoquait, il avala avec gratitude la flasque de cognac qu’Ozzard approchait de ses lèvres. Puis il répondit d’une voix pâteuse :

— Le foc et le perroquet de fougue, et la brigantine aussi. Avec ce vent, je ne suis sûr de rien.

Bolitho vit Keen le regarder, les cheveux blonds volant au vent.

— Vous avez entendu, Val ?

— Je m’en occupe.

Il se retourna et chercha le bosco des yeux sans le trouver.

— Les pièces sont passées par-dessus bord – les canots sont à beau.

Puis il jeta un regard insistant sur les premières caisses d’or que les mutins, enthousiastes, avaient déjà montées sur le pont.

— Celles-là aussi, lui dit Bolitho.

Entendant Tasker qui protestait violemment, il lui cria :

— Tout par-dessus bord, sans quoi nous terminerons sur le récif !

Il accompagna ses mots d’un grand geste, pistolet à bout de bras – celui qu’il avait sorti lorsque Jenour était arrivé près du pierrier.

— Un mot de plus et je vous envoie sur-le-champ gigoter en bout de vergue de misaine !

Il se détourna, écœuré par ce qui venait de se passer, par cette pensée qu’il aurait en fait abattu l’homme lui-même sans lui laisser attendre la corde du bourreau. Il reprit, la voix rauque :

— Envoyez un homme en armes dans la cale avec eux. Puis commencez à remonter les caisses.

Allégé d’une partie de sa toile, Le Pluvier Doré avait ralenti considérablement. Mais ses mouvements étaient plus brusques, les hommes poussaient des jurons en tombant, la mer passait par-dessus le pavois et essayait de leur faire lâcher prise.

Bolitho aperçut Catherine près de la descente, en grande discussion avec sa servante et Ozzard. Il l’appela :

— Eloigne-toi de la lisse, il y en a peut-être qui se cachent dans le coin. Ne prends aucun risque, Kate !

Leurs regards se croisèrent et, l’espace d’une seconde, ce fut comme s’ils étaient seuls au monde. Puis elle disparut.

Keen revint à l’arrière et passa rapidement la main dans sa chevelure en bataille.

— Tout est arisé, amiral. Mais on ne serrera pas le vent davantage. S’il tombait, les choses seraient différentes.

Ils entendirent un hurlement perçant qui cessa instantanément, comme étouffé par une porte métallique.

Puis ce furent d’autres cris, dans la cale cette fois, un mutin apparut en haut de l’échelle, l’œil fou de terreur et s’avança en titubant. Il se mit à hurler :

— Je ne vais pas attendre de couler avec lui ! Je veux tenter ma chance avec…

Il n’eut pas le temps d’en dire plus. Il bascula en arrière et un rayon de soleil fit briller en un éclair le couteau lancé d’en bas et qui lui était resté planté entre les épaules.

Bolitho s’approcha du panneau de cale et aperçut Britton, le bosco, qui brandissait son mousquet, pour le cas où quelqu’un aurait essayé de sortir.

Bolitho cria :

— Ne soyez pas idiots !

En dépit du vent qui soufflait bien, on sentait l’odeur prenante du rhum, l’alcool les rendait fous. Ces hommes n’avaient plus aucun espoir, mais cet or était pour eux comme la promesse du paradis. Tasker se remit à vociférer :

— N’essayez pas de nous avoir ! Ce salaud de Bezant connaît parfaitement le récif. Il n’irait pas échouer son précieux bâtiment pour le seul plaisir de se venger !

Bolitho ne releva pas. Chaque minute qui passait rendait une réponse plus dérisoire. Se tournant vers la poupe, il aperçut son maître d’hôtel, accroché aux manchons de la barre, ainsi qu’un autre marin. Allday lui fit un bref signe de tête. Le Pluvier Doré ne répondait plus ; la poussée du vent dans sa voilure réduite, le courant violent qui l’entraînait inexorablement, c’en était trop pour lui.

Le panneau se referma brutalement et il crut entendre les rires de ceux qui, en bas, l’avaient assuré au moyen d’une cale. Eh bien, songea-t-il, ce sera le cercueil le plus précieux qu’on ait jamais vu. Il n’avait plus rien dont on pût, ou voulût se débarrasser et qui aurait fait une différence.

— Val, cria-t-il, mettez-moi ce type, Owen, dans les bossoirs et faites sonder !

Il posa la main sur son œil droit et regarda la flamme qui claquait au vent. Il manqua pester à haute voix, son autre œil était brouillé, le sel le piquait.

Dans la cabine qui tanguait dur, Catherine examinait le désordre indescriptible, chaises renversées, livres éparpillés un peu partout. Elle réussit à repérer quelques volumes du Shakespeare de Bolitho et essaya de les récupérer. Par les fenêtres de poupe, on apercevait les lames qui arrivaient en rangs serrés, couvertes de moutons, le safran vibrait violemment, comme s’il allait se rompre. Pour lutter contre la peur, elle crispa les poings, ferma les yeux. Elle était maintenant devenue quelqu’un d’indispensable, plus que jamais auparavant.

Elle se tourna enfin vers Sophie, recroquevillée près de la portière, folle de terreur.

— Allez aider Ozzard à porter ces sacs au pied de la descente, lui dit-elle.

Elle attendit, le temps de se faire bien comprendre.

Sophie hoqueta d’une pauvre voix :

— Est-ce que nous allons mourir, milady ?

Catherine lui fit un sourire, alors qu’elle se sentait les lèvres et la bouche toutes sèches.

— Il faut nous préparer, ma fille.

Sophie fit signe qu’elle comprenait et, dans un sursaut de courage :

— J’aimerais tant être chez moi, milady !

Catherine prit plusieurs inspirations profondes et se détourna pour lui épargner le spectacle de sa détresse.

Puis, prenant sur elle, elle se débarrassa de sa robe et la laissa choir avec ses jupons. Entièrement nue, on eût dit une déesse célébrant quelque rite païen. Elle sortit un pantalon blanc et une chemise de Bolitho, attacha ses cheveux sombres avec un bout de ruban rouge foncé, avant de ramasser ses dessous qu’elle garda sous le bras. Elle en savait assez en matière de blessures pour deviner que l’état de Bezant était sérieux et qu’il allait avoir besoin de pansements. Elle se débarrassa de ses chaussures d’un coup de pied et l’une d’elles tomba sur sa robe, sur la tache du sang répandu par Lincoln. On aurait dit que ce sang était encore tout frais. C’est alors seulement qu’elle fut prise d’une violente envie de vomir, et se sentit incapable de se retenir.

Elle trouva Ozzard, ce gringalet, recroquevillé dans l’échelle de la descente, une sacoche sur l’épaule. Il était à bord de l’Hypérion avec les autres lorsqu’il avait sombré… Qui mieux que lui pouvait savoir ce que cela voulait dire ?

— Merci de m’avoir attendue.

Elle vit qu’il jetait un coup d’œil furtif sur ses pieds et sur ses jambes. Il avait dû la voir lorsque sa nudité se découpait sur les fenêtres de poupe. Mais quelle importance à présent ?

Elle s’accrocha à la main courante et s’immobilisa en entendant quelqu’un crier dans les bossoirs.

— Pas de fond, commandant !

La voix de l’homme de sonde, portée par le vent, la fit frissonner. On aurait cru un damné sorti de l’enfer.

— Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ozzard la sortit de ses pensées :

— Ça signifie, madame, que nous avons plus d’eau qu’il n’en faut – il s’assombrit : Ça ne va pas durer.

Bolitho se retourna en la voyant monter sur le pont détrempé. Elle attendit la fin d’un coup de roulis et se laissa porter près de lui par la gîte.

— J’ai pris tout ceci dans ton sac, Richard. L’heure n’est pas aux robes et aux jolies tasses à thé !

Keen, qui les observait, hocha la tête en voyant Bolitho la serrer quelques instants dans ses bras. Puis il entendit des rires et songea à ce mot qu’employait l’amiral, l’enchanteresse. Il s’aperçut que Jenour regardait, lui aussi, fort absorbé. Il aurait sans doute aimé avoir son carnet de dessins sur lui.

— Y en a plus pour longtemps, lâcha Bezant dans un grognement. Si seulement je pouvais sentir comment il réagit !

Allday poussait de tout son poids sur les manetons, il percevait le bâtiment qui résistait au vent, à la mer, mais à lui aussi. Il gardait les yeux rivés sur la ligne de brisants, et en particulier sur les quelques trouées qu’on y entrevoyait. Il entendit des rires venant de la cale et il leur envia leur rhum. Juste un godet, un seul, avant de sombrer. Il serra les dents, eut une pensée pour cette femme qu’il avait sauvée. Car question sombrer, ils n’allaient pas y couper.

Il jeta un coup d’œil à Bolitho et à sa dame. Une chape de désespoir lui tomba dessus, c’était toujours ce même calvaire. Des navires qui coulent, des visages familiers qui disparaissent. Il s’était habitué à l’idée que ce sort serait un jour le sien. Mais pas ainsi, non… pas pour rien.

Keen arriva en glissant sur le pont ruisselant. Allday l’entendit qui disait à Bolitho :

— J’ai prévenu le bosco de ce qui nous attendait, amiral. Il prendra le grand canot et nous suivra. Nous irons dans le plus petit. Une fois que nous aurons paré le récif, les choses seront plus faciles.

Bolitho répondit à voix basse :

— Vous pensez donc que nous n’avons aucune chance de trouver cette passe ?

Keen le regarda dans les yeux et ne cilla même pas lorsque l’homme de sonde cria :

— Dix-sept brasses !

— A votre avis, amiral ? Ça déferle déjà. Sans tout cet or pour nous entraîner au fond…

Il haussa les épaules, il n’était pas besoin d’en dire davantage.

Bolitho désigna la cale d’un signe du menton. En bas, les hommes criaient toujours et riaient comme des déments. Pourtant, Tasker ou l’un des meneurs devait bien comprendre ce qui se passait !

— Dix brasses !

Mon Dieu, ils avaient déjà si peu d’eau. Il regarda le bosco et son aide qui ne savaient que faire. Leur capitaine n’était pas en état de donner ses instructions à Allday, le second était aveugle et mort sans doute à cette heure. Le dernier enfin s’était bouclé lui-même dans la cale avec l’or. Ils pouvaient paniquer à tout moment et se ruer dans les embarcations. Il cria :

— Monsieur Britton ! Si nous abandonnons le navire, vous resterez près du canot. Lorsque nous aurons paré le récif, nous mettrons à la voile et prendrons du tour.

Il fit un sourire à Catherine, avec son pantalon blanc et sa chemise toute froissée.

— Maintenant que nous avons un matelot de mieux, nous sommes en bonnes mains !

Pendant plusieurs secondes, personne ne bougea ni ne réagit et Bolitho crut que sa plaisanterie était tombée à plat. Puis Britton, dont la blessure à la tête avait sans doute profité d’un bon rinçage à l’eau de mer, cria :

— Notre Dick Égalité, y va nous tirer de là, les gars ! Hourra !

William Owen, la vigie, qui se révélait être également sondeur de premier brin, continuait de balancer sa ligne, encore et encore, jetant par-dessus son épaule ses quatorze livres de plomb qu’il envoyait loin devant les bossoirs.

Au bout d’un certain temps, il n’eut plus de doute, le récif était là : le plomb lui indiquait une hauteur égale à leur tirant d’eau. Il annonça : « Trois brasses ! »

Ce ne fut qu’une affaire de secondes. Un mur d’embruns jaillit, s’écrasa sur le boute-hors dans un halo de lumière, puis il y eut un premier craquement horrible. Owen quitta précipitamment son poste tout à l’avant et se jeta en bas. Une grande ombre s’abattit sur lui dans une pluie de bois éclaté et de toile qui partait dans toutes les directions : le mât de misaine bascula par-dessus bord avec son pouliage et son gréement. Quelqu’un poussa un cri d’avertissement, mais Owen comprit que c’était lui qui avait crié. Il plongea juste à temps pour éviter de se faire ensevelir sous cette masse énorme.

Encore tout effrayé, il se tourna vers barrière et vit que les autres avaient réussi à larguer la brigantine qui battait. La poussée sur la voile avait accentué la force du choc contre le récif. Mais la longue houle soulevait la coque sans peine et laissa retomber le bâtiment une seconde fois dans un fracas terrible.

Owen courut vers le seul endroit où régnait encore un semblant d’ordre et de discipline. Des hommes s’y activaient pour jeter les débris par-dessus bord, courbés pour échapper aux cataractes. Tout surpris, il découvrit une haute silhouette toute de blanc vêtue, près de la barre, avant de comprendre qu’il s’agissait de la femme de l’amiral. Il aperçut également Bolitho qui désignait la cale. Un marin tapait sur le panneau avec un robinet arraché à une futaille. Bolitho se tourna vers Bezant que l’on traînait vers le pavois, à l’endroit où l’on avait amarré les embarcations. Il lui dit :

— Vous avez fait tout ce qui était possible et nous aussi, mais cela n’a pas suffi.

Il essayait de se faire comprendre du blessé très affaibli. Il fallait se débrouiller sans lui. Le pont était maintenant plus stable, mais des torrents d’eau secouaient la cale. Le navire pouvait se coucher sur le flanc à tout moment, ce qui leur ôterait tout espoir. Il frotta son œil blessé et n’entendit pas dans le fracas du vent et des vagues Catherine qui l’appelait pour lui dire d’arrêter.

Il vit les hommes faire passer Bezant par-dessus la lisse et alla rejoindre Catherine à la barre, désarmée maintenant. Le bâtiment se démantelait, on entendait la mer clapoter dans le pic avant, écrasant tout ce qui se trouvait sur son passage.

— Voilà les rats ! cria Allday.

Quelques-uns des mutins et des soldats libérés arrivaient sur le pont pour découvrir, incrédules, ce spectacle de folie. Tojohns braqua son pistolet sur eux en hurlant :

— Vous, mes salauds, contentez-vous de l’aut’canot !

— On rappelle aux postes d’abandon, amiral ? demanda Keen.

Il était très calme et parlait d’une voix sourde.

Bolitho empoigna Catherine par le bras et l’entraîna vers le pavois. Le canot du bosco avait déjà poussé, les avirons battaient dans une immense confusion. Puis tout revint à peu près dans l’ordre.

Leur canot, une petite chaloupe de dix-huit pieds, bouchonnait sous la lisse. On avait amarré Bezant dans la chambre et Jenour s’employait déjà à mettre les avirons à poste. Quelle misérable coque de noix pour affronter une mer si terrible, songea Bolitho. Catherine s’accrochait à lui : « Ne me laisse pas ! »

Il la serra contre lui et la fit descendre pour la confier aux soins d’Allday et de Yovell.

— Je ne t’abandonnerai jamais !

Lorsqu’il se retourna, il vit les mutins, rendus fous par le rhum, qui déhalaient comme des malades de grands sacs remplis d’or. Ils ne semblaient même pas s’apercevoir de sa présence. Il se laissa glisser le long de la muraille, le canot poussa immédiatement dans un grand chaos. Les pelles se heurtaient, puis les nageurs retrouvèrent un semblant de cadence.

Soudain, Allday s’écria :

— Le grand mât est en train de tomber, sir Richard !

Il était difficile de voir ce qui se passait exactement à travers les nuages d’embruns, mais tous entendirent le bruit du gréement lorsqu’il s’effondra sur le pont. Le grand hunier se détacha et s’écrasa sur l’autre canot.

Owen, la vigie, se cala solidement les pieds contre un couple et tira sur son aviron de toutes ses forces. Heureusement, les femmes se trouvaient dans la chambre et ne pouvaient donc voir ce qui se passait. La houle s’était un peu calmée, si bien que les embruns laissaient entrevoir cette passe vers laquelle Bezant avait essayé de les conduire. Le Pluvier Doré était complètement démâté et donnait fortement de la bande. Le canot écrasé sous les espars avait disparu, mais les remous que l’on devinait dans l’eau disaient assez l’épilogue. Au lieu de prendre des teintes dorées au soleil, la mer était toute rougie, agitée par de grands corps vifs comme l’éclair, ceux des requins qui passaient à l’attaque.

Bolitho vit Allday qui souquait sur son aviron, le visage grimaçant. Il le héla :

— Passez à l’arrière, Allday, nous avons besoin d’un bon patron !

Il les regardait tous tour à tour : ils avaient les traits marqués.

Les marins détestent abandonner leur bâtiment. La mer est leur éternelle ennemie, et maintenant, leur sort était plus qu’incertain. Il s’avança pour prendre l’aviron d’Allday et lâcha :

— Vous connaissez le dicton, les gars ? La seule chose qui soit encore plus inutile qu’une harpe dans un canot, c’est un amiral !

Mais personne ne rit. Il vit Catherine s’accroupir pour écoper sous les caillebotis.

Jenour nageait, lui aussi. Il manquait d’habitude, les manchons irritaient ses mains blessées. Mais au moins, ils étaient tous là, contre tout espoir. Il sentait son sabre magnifique battre contre sa hanche, c’est tout ce qu’il lui restait. Même ses dessins étaient enfermés dans son coffre.

Une voix fit :

— Hé, les gars, il sombre !

Bezant essaya de se débattre.

— Aidez-moi à me relever, bon sang ! Il faut que je le voie !

Sans lâcher la barre, Allday se pencha et lui posa sa main libre sur l’épaule.

— Eh, du calme, mon vieux. Vous ne pouvez plus y faire grand-chose.

Il y eut un grondement sourd et des gerbes d’embruns. Le Pluvier Doré glissa sur la chute du récif et disparut.

Le canot commença par partir en glissade sur les tourbillons avant de se stabiliser, puis s’éloigna du naufrage à grands coups d’avirons.

Bolitho essaya d’estimer la hauteur du soleil, mais son œil le faisait trop souffrir.

Dans sa tête fatiguée, il retenait pourtant deux éléments essentiels : ils avaient franchi le récif, ils se trouvaient désormais dans des eaux plus calmes. Et ils étaient parfaitement seuls.

 

Après la chaleur de cette fin d’après-midi, la grande demeure grise dressée sous le château de Pendennis paraissait presque froide, rafraîchissante. La jeune femme défit les rubans qui retenaient son grand chapeau de paille et le laissa tomber sur ses épaules et ses cheveux tiédis par le soleil.

Comme la maison était calme. Elle supposait que Ferguson, sa femme et les domestiques étaient en train de souper avant le service du soir. Au moins avait-elle profité de tout ce temps pour faire une promenade apaisante le long des falaises puis dans le sentier escarpé qui descendait jusqu’à une petite anse où elle aimait à ramasser des coquillages. Ferguson l’avait mise en garde contre les périls qu’elle courait sur ce sentier ; elle avait écouté patiemment ses conseils, tout en pensant dans son for intérieur à Zennor, le lieu de sa naissance. En comparaison à ces falaises, là-bas, cette promenade était une partie de plaisir.

Comme on était dimanche, elle n’avait vu personne ou presque, juste un garde-côtes qui surveillait les eaux scintillantes de la baie avec une grande lunette de laiton. L’homme était plutôt gentil, mais Zénoria savait pertinemment que tout le monde l’observait lorsqu’elle descendait à la ville. Manifestation de curiosité peut-être, ou bien la suspicion naturelle des Cornouaillais à l’égard des « étrangers », même lorsque lesdits étrangers venaient de la même province.

Et puis il y avait la maison. Elle s’approcha d’une petite table que les ans avaient rendue sombre, polie. On l’aurait cru faite d’ébène. Elle posa la main sur la grosse Bible familiale et se surprit à regarder son alliance. S’y habituerait-elle un jour ? Peut-être les choses ne changeraient-elles jamais, peut-être ne serait-elle jamais capable de donner à Valentine cet amour dont il avait tant besoin ?

Elle ouvrit les gros fermoirs en cuivre et souleva la reliure. Cette Bible ressemblait à la maison, elle était chargée d’histoires. Cela avait quelque chose de terrible, d’effrayant.

Toutes leurs existences étaient là, transcrites par des mains inconnues. L’histoire d’une famille, une sorte fie tableau d’honneur. Elle fut prise d’un léger frisson. On eût dit que les portraits de ceux dont les noms avaient été inscrits ici la regardaient, lui reprochaient sa présence incongrue.

Le capitaine de vaisseau Julius Bolitho, mort à vingt-six ans. Elle ressentit un étrange sentiment de peur. Il était mort ici même, à Falmouth, au cours de la guerre civile, en essayant de briser le blocus des Têtes Rondes. Elle avait aperçu le château pendant sa promenade de l’après-midi, perché sur la pointe, toujours aussi menaçant.

L’arrière-arrière-grand-père de Bolitho, le capitaine de vaisseau Daniel, tombé en se battant contre les Français dans la baie de Bantry. Le capitaine de vaisseau David, tué en combattant des pirates en 1724. Et Denziel, le seul à avoir été élevé au rang d’amiral avant Sir Richard. Elle sourit en se souvenant de tout ce qu’elle avait appris sur le vocabulaire et les traditions de la marine.

Et puis le père de Bolitho, le capitaine de vaisseau James, qui avait laissé un bras aux Indes. Celui-là, elle avait attentivement étudié son portrait et trouvé une fois de plus des ressemblances avec Bolitho. Elle hésita à poursuivre ses pensées, elle se sentait un peu coupable. Une ressemblance avec Adam, également.

Et puis il y avait une dernière inscription, de la main de Sir Richard, de sa grande écriture. Elle attestait du changement de patronyme d’Adam ainsi que de ses droits à l’héritage qui lui échoirait un jour. Bolitho avait ajouté sur la même page :

 

À la mémoire de mon frère Hugh, père d’Adam, lieutenant de vaisseau dans la marine royale, mort le 7 mai 1795. L’appel du devoir l’a conduit sur le chemin de la gloire.

 

Zénoria referma très soigneusement la Bible, comme si elle craignait de troubler tous les souvenirs qui s’y trouvaient consignés.

Mais les femmes, dans tout cela ? Elles attendaient le retour de leurs hommes, se demandant sans doute à chaque fois si cette séparation n’était pas la dernière.

Zénoria songea à son mari et essaya de mettre au jour ses sentiments profonds. Elle s’était montrée incapable de lui donner ce qu’il méritait, et au-delà. Elle n’était même pas sûre de l’aimer. Adam lui avait fait clairement savoir ce qu’il en pensait, qu’elle avait épousé Keen par gratitude après ce qu’il avait fait pour la sauver et rétablir sa réputation. Était-ce donc de la gratitude ? Valentine avait-il vraiment compris ce que cela avait représenté pour elle, pourquoi elle était incapable d’éprouver le moindre plaisir sexuel après ce qu’elle avait subi ? Lorsqu’il l’avait pénétrée, elle avait pourtant tellement souhaité lui plaire.

Mais elle n’avait éprouvé que souffrance, terreur, répulsion. Elle avait cru qu’il allait perdre patience, la rejeter avec dégoût, la brutaliser. Mais non, rien de tout cela. Il en avait pris son parti et avait assumé tous les torts. Peut-être que, lorsqu’il reviendra… Combien de fois cette pensée ne lui avait-elle pas traversé l’esprit ? Elle en ressentait une véritable torture, si bien que, au fil des semaines, elle en était venue à redouter l’instant de leurs retrouvailles.

Si Catherine avait été là, les choses auraient peut-être été différentes. Elle l’aurait consolée, elle aurait été de bon conseil. Zénoria se retourna pour contempler la grande salle. Je dois lui rester fidèle. Elle eut l’impression d’entendre les mots lui revenir en écho, répercutés par la pierre glacée.

Des chevaux dans la cour de l’écurie : Mathieu peut-être, qui attelait une voiture pour emmener Ferguson et sa femme à l’église. Elle se raidit soudain. Non, ce n’étaient pas des chevaux mais une seule monture. Au son du claquement impatient des sabots, on devinait que le cavalier peinait à calmer l’animal et avait dû le mener sans ménagement. Il s’agissait donc d’un visiteur.

Puis elle entendit la voix de Ferguson, assourdie, comme hésitante, si bien qu’elle ne comprit pas ce qu’il disait. Quelqu’un arriva de la cour et disparut en se dirigeant vers l’entrée. Pas moyen de s’y tromper : les galons dorés, le bicorne, le cliquetis du sabre qu’il ne quittait jamais. C’était Adam.

Elle posa la main sur son sein et se sentit piquer un fard. Pourtant, il aurait dû se trouver à Plymouth en ce moment… Elle se mira dans la glace et découvrit avec déplaisir l’éclair de bonheur qui brillait dans ses yeux.

Les portes de l’entrée s’ouvrirent, se refermèrent ; elle se retourna pour l’accueillir.

— Eh bien, Adam, quelle surprise, commandant !

Mais il resta de marbre en entendant cette plaisanterie et elle sentit son corps se glacer, alors même qu’il faisait si chaud.

— Qu’y a-t-il. Adam ? Vous avez des soucis ?

Sans répondre, il jeta sa coiffure sur une chaise. Elle remarqua la poussière sur ses bottes, les tâches sur son pantalon, tous signes qu’il était venu à la hâte.

Il lui posa les mains sur les épaules et la fixa pendant ce qui lui parut une éternité. Puis il lui dit doucement :

— Je suis le messager de mauvaises nouvelles, Zénoria. Essayez de vous montrer forte, comme je l’ai fait moi-même depuis que j’ai appris le drame.

Elle ne lui opposa aucune résistance lorsqu’il l’attira doucement contre lui. Un peu plus tard, elle se souviendrait de cet instant. Elle comprendrait que ce n’était pas un geste de tendresse de sa part, mais le simple besoin de lui cacher son visage tandis qu’il parlait.

— On a annoncé la perte du brigantin Le Pluvier Doré au cours de sa traversée pour Le Cap. Il a heurté un récif à l’ouest de l’Afrique.

Elle entendait son cœur battre à tout rompre contre sa joue. Il poursuivit de la même voix blanche :

— C’est un petit navire marchand portugais qui a été arrêté par l’un de nos vaisseaux et qui a transmis la nouvelle – il se tut, attendit plusieurs secondes, comme un bon canonnier observe le point de chute de son boulet : Il n’y a pas de survivants.

C’est alors seulement que, relâchant son étreinte, il se dirigea comme un somnambule vers l’un des portraits. Toujours sans savoir apparemment ce qu’il faisait, il effleura des doigts le vieux sabre de famille représenté sur le tableau. Désormais, ce ne serait jamais le sien.

— Mais en est-on bien sûr, Adam ?

Il se retourna à peine, comme il faisait toujours.

— Mon oncle est le meilleur marin que j’aie jamais connu. Le plus aimable des hommes, adoré de tous ceux qui ont fait l’effort de le connaître. Mais… ce n’était pas son bâtiment, vous comprenez ?

Elle essayait, sans y parvenir. Tout ce qu’elle savait, c’est que son mari, celui à qui elle devait tout, n’était plus désormais qu’un souvenir. Comme tous ceux qui hantaient cette demeure et dont le nom était inscrit au tableau d’honneur.

Adam reprit :

— J’ai demandé à Ferguson de prévenir les domestiques. Je ne m’en sens pas… capable. Mais demain à cette heure, tout Falmouth saura la nouvelle – il songea soudain à Belinda : Tout Londres est déjà au courant.

Il parut se souvenir enfin de sa question.

— Il reste toujours une lueur d’espoir, mais il serait déraisonnable de trop rêver.

Et il la regarda, mais il avait l’air très loin, inatteignable.

— J’ai fait demander une monture fraîche, je dois me rendre sur-le-champ chez le seigneur. Je ne veux pas que tante Nancy apprenne cela au hasard de vulgaires bavardages – et, pour la première fois, il manifesta son émotion : Mon Dieu, comme elle radotait.

Zénoria était la spectatrice consternée de sa douleur.

— Adam – que dois-je faire ?

— Faire ?

Il s’essuya le visage du dos de la main.

— Vous devez rester ici. C’est ce qu’il aurait souhaité – il hésita, comprenant enfin ce qu’elle voulait dire : C’est ce qu’aurait souhaité votre mari, pardonnez-moi… Je vais demander à Mrs. Ferguson de venir vous tenir compagnie.

On amenait un cheval dans la cour, mais nul ne disait mot.

— Revenez, Adam, je vous en prie. Ni vous ni moi ne devons rester seuls.

Il la contempla calmement.

— J’aimais beaucoup votre mari. Je l’ai jalousé, aussi, de façon insensée.

Il s’approcha et déposa un léger baiser sur son front.

— Et je le jalouse toujours.

Et il disparut. Elle aperçut le majordome manchot de Bolitho qui se tenait dehors, au soleil, dans la poussière, et qui contemplait la route déserte.

Elle se sentit soudain très seule, submergée par un sentiment de deuil insupportable. Elle se mit à hurler :

— Eh bien, vous êtes content, vous que je hais ? Celui qui s’en va ainsi sur son cheval, c’est le dernier des Bolitho !

Elle s’observa soudain, des larmes chaudes, inattendues, l’aveuglaient. C’est donc cela que vous vouliez ? Mais seul le silence lui répondit.

 

Elle ne savait plus à quelle heure elle avait fini par s’assoupir, ni combien de temps elle avait dormi. Elle avait cru qu’on l’appelait par son nom. Elle se glissa hors de sa couche et s’approcha de la fenêtre. La nuit était tiède, un quartier de lune répandait un manteau argenté sur l’horizon, puis l’astre disparut derrière la pointe.

Elle se pencha un peu plus, si bien que sa robe glissa sur son épaule sans qu’elle s’en rendît compte, elle ne pensait pas à la cicatrice livide désormais bien visible : signe de son courage, mais aussi de sa honte, de cette humiliation immonde.

On sentait des odeurs de terre, de brebis, de bétail. Elle songea à tous les projets qu’avait formés Catherine et qu’elle lui avait expliqués, des projets qui auraient fait revivre la propriété.

Et c’est alors qu’elle entendit quelque chose. Pas des mots, non, autre chose, comme une âme qui erre en peine. Elle regarda tout autour d’elle dans l’obscurité. Elle n’avait pas entendu Adam rentrer et s’était imaginé qu’il passerait la nuit chez les Roxby.

Une seconde après, elle était dans le grand vestibule, pieds nus, glissant sans bruit. Sa chandelle éclairait tour à tour chacun des portraits sévères accrochés aux murs : navires en feu, des hommes qui mouraient, et les mots tracés par Bolitho dans la Bible lui revenaient au fur et à mesure que les tableaux disparaissaient dans l’ombre.

Adam était assis à la table, la figure enfouie entre ses bras, sanglotant à fendre l’âme. Il avait jeté sur un fauteuil sa coiffure, son sabre, son manteau galonné d’or. La pièce sentait le cognac.

Il leva brusquement la tête et la vit derrière sa chandelle qu’elle tenait à bout de bras.

— Je… je ne voulais pas vous réveiller !

Zénoria n’avait encore jamais vu un homme pleurer, et encore moins sangloter de la sorte. Elle murmura :

— Si j’avais su que vous étiez ici, je serais descendue plus tôt – elle le vit tendre la main vers la bouteille de cognac, puis hésiter : Servez-vous. Je crois que j’en prendrais bien un peu.

Il s’essuya sommairement le visage et alla chercher un verre. Il la regarda poser sa bougie sur la table et s’accroupit sur le petit tapis étalé devant la cheminée noire et vide. En passant, il frôla doucement ses cheveux, comme on caresse la tête d’un enfant. Il resta là à contempler les armes des Bolitho, effleura du doigt la sculpture, comme tant d’autres l’avaient fait avant lui.

— Qu’y a-t-il ?

Zénoria sentait le cognac lui brûler la gorge, Jusqu’alors, elle n’y avait goûté qu’une seule et unique fois, plus par provocation que pour toute autre raison.

— Le seigneur a été très gentil avec moi – il hocha la tête, encore étonné de ce qui s’était passé : Pauvre tante Nancy. Elle n’arrêtait pas de me demander comment les choses s’étaient passées – il lâcha un long soupir : Comment aurais-je pu le lui dire ? C’est le lot du marin. La mort peut s’abattre sur tout le monde.

Allday et ses remarques très personnelles lui revinrent tout à coup en mémoire.

— Et y a pas d’erreur, comme aurait dit son vieil ami. Dieu soit loué, ils seront restés ensemble, jusqu’à la fin.

Puis, plus brutalement :

— Je ne fais pas un fort bon compagnon, chère Zénoria. Il vaut mieux que m’en aille.

Elle se pencha pour poser son verre et l’entendit qui s’exclamait :

— Mais qu’avez-vous là ? C’est cela qu’ils vous ont fait ?

Elle cacha son épaule nue, mais il était tombé à genoux derrière elle. Très délicatement, il dégagea sa chevelure et la sentit qui se mettait à trembler. La lumière éclairait un peu le haut de la cicatrice.

— Celui qui oserait poser un doigt sur vous, je le tuerais.

Elle essaya de ne pas vaciller lorsque, baissant la tête, il se mit à embrasser la cicatrice. Son cœur battait si fort qu’elle avait peur d’alerter toute la maison. Pourtant, elle ne ressentait nulle crainte. Ce qui lui avait inspiré du dégoût lui donnait maintenant une sensibilité, quelque chose qui la consumait totalement. Elle ne réussit pas davantage à résister lorsqu’il entreprit de baiser son épaule une fois encore et d’effleurer sa nuque de ses lèvres. Elle sentit qu’il défaisait le cordon qui retenait sa robe sur les épaules et, alors seulement, tenta de lutter.

— S’il vous plaît, Adam ! Non, vous n’avez pas le droit !

La robe tomba pourtant sur sa taille, elle sentait ses mains qui la caressaient, il embrassait la cicatrice effroyable qui courait de l’épaule droite à la hanche gauche.

Avec beaucoup de tendresse, il l’allongea pour mieux contempler ce corps que la lumière de la lune rendait aussi blanc que du marbre. Ses mains se firent plus persuasives. Ils comprirent tous deux qu’ils ne pouvaient pas s’arrêter, interrompre ce qui était de toute manière, et depuis l’origine, inévitable.

Elle ferma les yeux. Il lui tenait les mains derrière la nuque, emprisonnait ses poignets. Il l’entendit murmurer son nom, encore et encore.

Elle attendit, elle se préparait à ressentir une brève douleur, mais elle lui rendit son baiser au moment où il la pénétrait. Et c’est ainsi qu’ils s’unirent.

Un peu plus tard, il la prit dans ses bras, monta l’escalier jusqu’à sa chambre et s’assit près d’elle. Il resta ainsi à la contempler jusqu’à ce que le soleil commence à dissiper la nuit. Puis il quitta l’endroit.

La chandelle était morte depuis longtemps lorsque les premiers rayons du soleil effleurèrent la grande pièce avant de se poser sur la Bible familiale, remplie des souvenirs des héros disparus et des femmes qui les avaient aimés.

Tous, à présent, n’étaient plus que des fantômes.

 

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